
Boarding pass : nouvelle courte.
Vous êtes-vous parfois posé des questions existentielles ? Ou retrouvé coincé dans une boucle administrative, aux guichets ou sur Internet ?
Ça n'a rien à voir ? Et pourtant.
La corrélation entre métaphysique et emmerdements administratifs existe bel et bien.
Ça a fini par arriver. J’y suis enfin. Mais je suis surpris, décontenancé. Un bug a dû survenir, car je suis dans un aéroport. Les gens s’entrecroisent, tirant leurs valises à roulettes, concentrés sur un petit appareil qui ressemble à l’iPhone que je possédais.
Je finis par surmonter ma perplexité et ma timidité et j’aborde deux jeunes femmes, aux cheveux longs, qui semblent avenantes. J’ai évité le « où suis-je ? » de crainte qu’elles m’assènent un regard compassionnel, et j’ai préparé un simple « Hello, I am Chris, the sky door, please? » comme la chose la plus banale. Tout aussi naturellement, l’une d’elles lance :
– À deux-cents mètres, derrière vous.
C’est tout, elles sont déjà loin. Après avoir réfléchi, je me rends à l’endroit indiqué, mais je ne le repère pas. Je reviens à sens inverse, en ralentissant. Rien. Je retourne sur mes pas, et enfin, bingo, un ATM !
« Serait-ce ça ? Un vulgaire distributeur ? À le scruter de plus près, ça y ressemble, mais c’est un peu différent ; il y est écrit ATM — Access Transit Machine, ouf, tout va bien, j’ai ma réservation ! Bon, j’appuie là, sur ce gros bouton vert. » Une phrase apparait sur l’écran.
– Bonjour, identifiez-vous !
« Ah, chouette, il a capté ma langue automatiquement ! »
J’introduis mon numéro de réservation : IT103714990
Il affiche alors :
– Le numéro de contrat n’est pas valide.
Je n’en ai pourtant aucun ! Que de bonnes résolutions ! Mon seul numéro, c’est celui de ma réservation ! Je n’ai pas dû choisir le bouton correct. Je circule dans le logiciel, sans dénicher le chemin adéquat. Derrière moi, il y a déjà une petite file, je lâche prise et cède la place.
– Je peux guigner sur ce que vous faites ?
– Non, me sort-il revêche !
Je m’éloigne de quelques mètres et j’essaie de regarder l’écran en douce, tandis qu’il s’y active, mais il se retourne et me jette un œil noir. Je pars.
« Pas d’accès, qu’est-ce que j’ai fait faux ? Rester bloqué ici à perpète, brrr ! »
Après avoir marché dans les cinq kilomètres en aller-retour successifs, je m’aperçois avec stupeur que je n’ai ni soif, ni faim, ni même besoin des toilettes, en une forme de bien-être bien insipide. Je finis par dénicher une autre machine, localisée dans un endroit moins fréquenté, parce qu’en travaux. Il n’y a personne devant.
Au fond de ce cul-de-sac se trouve une grande baie vitrée qui donne sur une mer de carte postale, turquoise virant à l’indigo, sous un ciel lavande. Le paysage est bien réel, ce n’est pas une vidéo, les moutons irréguliers surgissent de la portion foncée des flots. Quelques tables, nappes crème, chaises en bois blanc, placets de paille, des gens assis en silence. Je m’installe et commande une tranche d’espadon grillé. Je n’ai toujours pas d’appétit, mais l’adage pourrait fonctionner. Le repas arrive très vite, déposé par une serveuse à chignon, en teeshirt noir. Il semble qu’on se comprenne par transmission de pensée. Elle ne répond pas à mes sourires. Devant cette froideur, je me concentre sur mon poisson qui a la saveur du plastique ; sel, poivre et citron n’y changent rien ; idem pour les frites. Je souffre d’une ablation intégrale du goût, et laisse les trois quarts, sous l’œil réprobateur d’un pêcheur buriné à casquette. Je m’efforce de lui expliquer, mais, il a beau ne se situer qu’à trois mètres, il ne m’entend pas. Tout cela ressemble à un cauchemar banal, mais je sais que je ne rêve pas et que je me trouve dans la réalité, pour autant qu’elle ait un sens, car je peine à en appréhender les codes.
Ça va venir, me dis-je optimiste, et, en effet, la deuxième machine se montre plus affable que la première. Certes, elle ne reconnait pas non plus mon sésame, mais son écran tactile dévoile un numéro d’appel, sans doute, aussi apparu lors de la première tentative, mais qui, dans mon stress de faire attendre du monde derrière moi, m’avait échappé. C’est un pictogramme de téléphone, en tout cas, ça en a l’aspect, probablement pour ne pas dérouter les nouveaux venus, tout comme dans l’avant-dernière scène de 2001 Odyssée de l’Espace.
Je ne possède toujours pas de smartphone semblable aux autres passants. Ne le recevrait-on que lorsqu’on est enregistré ? Pour aller plus loin dans le processus ?
« If you execute your ID nbr outside the opening hours, please contact the telephone number provided above. »
C’est curieux, car les heures d’ouverture indiquées sont 24 h/24 h et 7j/7j., probable phase de mise au point du dispositif, suite à un release. Je regarde autour de moi, personne ; mon index se pose sur le symbole téléphonique.
La voix forte et claire qui surgit de l’automate me fait sursauter :
« For English, press one, for Deutsch, drücken-Sie zwei, pour le français, appuyez sur trois. »
J’active le trois du clavier virtuel, apparu automatiquement sur le moniteur. « La routine, on a veillé à ce qu’on ne soit pas dépaysé, c’est épatant. »
La suite se passe bien. Après les « cette conversation est enregistrée aux fins de statistiques et pour toujours mieux servir notre aimable clientèle » et les « pour un renseignement général ou pour une réclamation et autres étapes d’un menu déroulant », l’écran finit par aligner une dizaine de chiffres en désordre.
Sans papier ni crayon, je tente de les mémoriser, dans le cas où le système m’éjecterait, mais je n’y parviens pas, ce qui est sans incidence, car je reste en ligne.
Hourrah, ça sonne quelque part, je vais avoir une sommité à qui expliquer mon souci, et qui pourra à coup sûr valider mon inscription. Et ce numéro-là, je le sais par cœur, sans risque de l’oublier, même sous tension.
– Ciao, cosa posso fare per te ?
– Parla francese, je demande, soudain inquiet d’avoir choisi une bifurcation inadéquate, durant la phase précédente ?
– Oui, en quoi puis-je vous aider ?
La voix est féminine, mais pourrait tout aussi bien être une IA. J’envisage de batifoler et de draguer un peu, pour en avoir le cœur net, mais je me borne à raconter le blocage.
– Un instant, restez en ligne, je me renseigne.
S’en suit une sorte de conférence automatisée sur le fonctionnement du terminal, dont la possibilité de converser avec un chatbox doté d’une intelligence artificielle générative ; puis survient l’usuelle mélodie d’ascenseur ; lorsque cette dernière s’arrête, l’espoir m’envahit ; mais, un nouveau laïus s’enclenche, qui précise en quoi consiste l’IA maison, et en quoi elle peut résoudre tous les problèmes, surtout ceux que vous n’avez pas.
Je patiente, car c’est ma seule « life line », terme toutefois peu adapté à ma situation présente. Le langage manque d’expressions à même de couvrir les circonstances de l’avant et de l’après-vie.
L’opératrice, ou ce qui en fait office, est à nouveau en ligne.
– Je me suis renseignée. Nous ne pouvons rien faire depuis la centrale. Voulez-vous que je vous mette en relation avec l’agence responsable pour vous ?
– Oui, volontiers.
– Bien, je vous connecte.
Boucle instrumentale. Quart d’heure plus tard, je me convaincs de ne surtout pas interrompre.
Une demi-heure après, je clique sur le symbole qui coupe la communication, avant que la musique ne me rende dingue, bien qu’il soit sans doute peu compatible d’être fou et mort à la fois.
*
Dans ce lieu, aux allées devenues innombrables, se trouvent beaucoup d’églises aux patronages divers, parfois même quatre, sur à peine cent mètres. On peut y entrer, elles sont de style baroque chargé. Je désire y dénicher un prêtre, un moine, bref un préposé compétent, susceptible de m’aider. Dans l’une, je teste l’eau bénite en formulant un vœu, « Seigneur, montre-moi le chemin », mais il ne se produit aucun miracle.
Retour donc à la technologie. À mon nième essai, je repère le chatbox en bas à droite de l’écran et tente cette voie inédite, plein d’espoir. Après un long dialogue de sourds, dans lequel une nouvelle piste prometteuse s’est toutefois révélée — un lien vers UBS, Unique Boarding System — le chatbox termine ainsi l’entretien de son propre chef :
– Je tiens à vous assurer que vos commentaires seront transmis à l’équipe concernée, dans le cadre de l’amélioration constante de notre service. Veuillez noter que vous ne recevrez pas d’autre communication, après cette discussion. Nous prenons très au sérieux les remarques des usagers en transfert et je vous remercie de nous avoir fait part de votre expérience. Au revoir !
Il faut avouer que, dans mon irritation montante, j’avais tapé :
– Relation kafkaïenne avec vous. Je désire ANNULER ce contrat, quel que soit le nom que vous lui donnez et qui porte le numéro de réservation IT 103 714 990. En clair et pour qu’il n’y ait pas de malentendu, j’exige une résurrection immédiate, ou, si cela n’est pas possible, pour le moins une réincarnation dans une forme de vie acceptable, qui tienne compte de mes bonnes actions réalisées pour décrocher cette satanée réservation.
– Merci de nous avoir résumé les commentaires que vous souhaitiez nous fournir, avait alors susurré une voix suave androgyne.
Je réalise soudain que je n’ai plus mal nulle part, surtout, cette allergie aux pollens qui m’avait tant emmerdée. Le lien fourni par Unique Boarding System déclenche un phénomène nouveau et inatendu, une cavité s’ouvre dans la paroi, un tiroir scintillant apparait, un vacarme de casserole retentit, le deuxième et unique bruit, après la voix du chatbox, et un smartphone à coque en skaï pistache — délicate allusion à sky — dégringole dans la tirette. Je le saisis et l’allume, fiévreux. Je pourrai enfin, comme toutes et tous, m’y plonger en déambulant, sans paraître bizarre. Au-delà du conformisme social, j’y place de l’espoir, car la situation se débloque.
*
Entretemps, dans l’allée principale, la foule s’est densifiée, à tel point que l’on ne peut y marcher qu’au pas en suivant le flux. Les deux courants qui se croisent m’évoquent le paseo du dimanche soir, à Lecce, dans les Pouilles italiennes, la rue dont je n’ai jamais su le nom et qui lie le Dôme à la place où trône, sur sa gigantesque colonne d’inspiration dorique, l’ahurissante statue du saint, protecteur de la ville. Seule différence, nul bruissement ici des multiples conversations bon enfant de là-bas. Je m’extirpe de ce souvenir béni et me focalise sur mon nouveau jouet. Nul code, l’écran d’accueil s’allume aisément.
« Je ne suis pas un robot : veuillez le prouver avec ce test de validation. Parmi ces 16 images, sélectionnez les cases avec des motos. »
Je le fais sans succès. Le message revient sans cesse, avec des ustensiles différents. Je me concentre, clique et reclique.
« Le test a expiré, veuillez recommencer. »
Après avoir passé en revue tous les vélos, scooters, bornes d’incendie, ponts, voiliers, montgolfières, coupe-ongles, bus et chaises longues de la création, ça se débloque enfin et me voilà en ligne.
« Bienvenue chez UBS, Unique Boarding System ! Pour profiter au mieux de nos prestations, veuillez charger notre app Access en cliquant sur le bouton “Access” ci-dessous. »
Je le fais.
Vient un deuxième message :
« Bienvenue sur Access, veuillez écrire les quatre derniers chiffres de votre numéro de réservation dans l’encart ci-dessous. »
Je le fais : 4 - 9 - 9 - 0
« Votre lettre d’activation est en route. Vous allez recevoir dans quelques jours à votre domicile par la poste, la lettre contenant le NIP, ce qui vous permettra de terminer l’activation d’Access. »
Je résiste à la pulsion de projeter le smartphone au sol et demeure dans le flot qui ne cesse d’enfler. L’augmentation considérable des gens semble accréditer l’hypothèse d’un bug, à moins qu’une catastrophe ne soit survenue. L’au-delà serait-il, lui aussi, soumis aux aléas ? Mais ça me fait une belle jambe, tout comme à ces malheureux qui m’entourent et qui me paraissent de plus en plus sortis de l’inspiration d’Homère, dans sa description des Enfers. Trêve de digression pseudo-savante, il faut que je m’échappe de ce piège. L’app Access d’Unique Boarding System ne fonctionne donc pas et ça peut durer… une éternité !
Triste, énervé et désabusé, je finis par suivre une jolie femme, un peu machinalement.
En fin d’allée principale, au lieu de revenir sur ses pas, elle tourne à droite et s’engage dans un escalier en descente. Je la suis. Il n’y a quasiment plus personne. Au sous-sol, elle bifurque sur sa gauche, entre dans une bâtisse en préfabriqué, avec quelques guichets. Certains sont occupés, d’autres non. La plupart sont fermés, en fait. Mais le premier est ouvert. Elle s’y arrête et prend la petite file. Elle se trouve assez rapidement en deuxième position. Je reste derrière elle. Nous attendons. J’espère enfin échapper aux FAQ, aux formulaires, aux mises à jour du smartphone, qui m’ont bien absorbé jusqu’ici.
Derrière la vitre d’un bureau exigu et rempli de bric-à-brac, deux hommes sont en discussion animée, ignorant le solliciteur, debout à leur desk. Après un long moment, ça se débouche et la femme est à présent au guichet. L’échange est bref, un papier se glisse sous le vitrage, puis, soudain, c’est à moi. Je me tais et laisse venir, car je ne sais quoi dire. Le préposé, d’allure banale et négligée, me tend un feuillet et un stylo.
– Inscrire votre numéro de réservation, s’il vous plait.
Heureux d’avoir perçu un nouveau son, je l’écris et le lui rends. Il s’active vivement avec son collègue, sans que je puisse saisir le sujet de leur dialogue. En fin de compte, il me contemple d’un œil plutôt aimable, mais sans émotion apparente, puis me remet un formulaire de format A4.
– Signez trois fois, ici, ici et là, marqués par lui d’une croix au crayon !
Il ajoute :
– C’est en slovaque, mais c’est la même chose, on est en rupture de stock français et anglais, en ce moment, mais vous pouvez approuver sans crainte.
Je paraphe aux trois endroits indiqués et restitue la feuille au type qui déclare :
– Parfait, c’est en ordre. Dès maintenant, vous êtes libéré de toutes vos préoccupations.
Il regarde déjà par-dessus mon épaule et hèle :
– Au suivant !
***
J’ai recommencé à déambuler à l’étage supérieur. Je me sentais bien. Un temps indéfini plus tard, le smartphone, oublié au fond de ma poche, avait vibré avec insistance. Un message était apparu sur l’écran :
« Bonjour, Chris, nous espérons que vous avez apprécié votre réservation avec EasySky. Veuillez prendre une minute pour remplir cette courte enquête et nous dire comment cela s’est passé pour vous.
Votre avis peut nous aider à améliorer l’expérience EasySky.
Ref. resa no IT-103-714-990
Exprimez-vous !
Démarrez l’enquête ! »
J’avais répondu partout et ajouté un commentaire libre à chacun des deux endroits prévus à cet effet. À l’ultime question « Réserveriez-vous à nouveau avec EasySky ? », j’avais coché « non », puis activé « Soumettre l’enquête ». Le bouton était mort. Je n’en ai éprouvé aucune frustration.
FIN
😀 J'ai aussi publié cette nouvelle sur Wattpad et j'ai bien ri au commentaire final de cette lectrice et excellente autrice,
RosepkReveries
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